Sois belle. Tiens-toi droite. Les mains sur la table. Étudie plus. Lève la tête. Plus haute ta jambe. N’oublie pas la pointe. Ne mange pas ça. Regarde-moi. Ne souris pas. Tes cheveux sont trop longs. Ne porte pas ça. Marche lentement. Sois belle. Baisse les yeux. Ne parle pas trop fort. Ignore-le. Tiens-toi droite. Garde la tête haute. Bois ton thé correctement. Sois à jeun. Maigris. Vomis. Reste ici. Garde le silence. Garde la position. Reste digne. Sois belle.
Sois belle, et tais-toi.
Les griffes de sa mère s’étaient toujours enracinées dans le crâne délicat de cette enfant. Madame Miyamoto voulait sa fille parfaite, digne de la compagnie qui serait bientôt à son nom. Sa destinée était écrite, elle ne serait pas comme son père norvégien, elle était à elle, et serait cette héritière que chacun respecterait et s’effraierait du courroux. Ce n’était pas une enfance. Entre le kendo, la cérémonie du thé, les cours de danse et ceux d’études, Hannibal était une machine qui ne connaissait pas l’amusement.
Jusqu’à l’instant T où elle comprit pourquoi son père avait divorcé sa mère, et pourquoi elle devait fuir ce cocon d’acide. L’enfant frêle avait pleuré toutes les larmes de son corps dans les bras d’un père qui l’adorait. 14 ans, cela est trop jeune pour vivre cet enfer de perfection et d’impassibilité.
Son père eut la garde avec maintes difficultés, laissant le temps à cette génitrice de prendre revanche sur l’enfant, de la manipuler, de lui faire le plus de mal possible pour la briser, et la garder. Mais Hannibal avait beau être en mille morceaux, il était possible de se recoller.
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Hannibal suivit des études de psychiatrie. À défaut de sa mère qu’elle ne revit jamais, son père lui laissait un certain choix quand bien même il restait strict. Son éducation fut des plus claires et brillantes. CEO d’une compagnie norvégienne, il offrait ce qu’il fallait à Hannibal pour suivre son rêve, celui de comprendre l’esprit humain. S’il ne comprenait pas son attrait pour les esprits criminels, il savait reconnaître son enfant passionnée. Elle qui se paraît de vêtements pour cacher sa grisaille, elle qui voilait à merveille ses soucis d’école. Les adolescents émus de violence appréciaient tant cette enfant frêle qui défiait de son regard noble. Quelle cible facile… Mais jamais Hannibal ne dit un mot sur cette honte, jamais ne pleura-t-elle ou demanda-t-elle pitié.
Grâce à son patrimoine et sa thèse reconnue sur la psychopathie, la jeune femme put devenir partenaire dans un cabinet de sa profession. Elle voulait aider autrui, se noyer dans ces esprits profonds pour mieux éviter le miroir. Elle aida même quelques affaires de haute criminalité en donnant son avis poussé sur ces esprits tordus de l’humanité.
C’est ainsi qu’elle rencontra son mari. Un patient, un chirurgien au charisme terrible et aux maux tremblants. Hannibal cherchait à séparer la vie intime à celle professionnelle, mais cet homme savait où toucher, savait la charmer, savait comment capturer cet animal fuyant. Il glissait ses doigts experts dans sa chevelure noire, susurrait ses mots sinueux à son oreille désireuse. Elle n’y vit que du feu, elle ferma tout simplement les yeux.
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Les USA furent leur prochaine destination, un départ étrangement précipité tandis qu’elle était sur une affaire de meurtres en série. Mais qu’y pouvait-elle ? Il avait une opportunité professionnelle en Amérique, et elle pourrait se pencher sur ces grands noms de la criminalité. Et chaque jour semblait un lotus, un lotus aux racines pourries, tenant sa vitalité des plantes souffrant dans l’eau profonde.
Elle ne savait pas, elle ne cherchait pas à savoir. Elle croyait en ce sourire, en ce regard d’un bleu trop calme, à cette porte à demi-close. Pourtant ne savait-elle pas ? Les coïncidences étaient si évidentes, elle aurait pu étudier, inspecter, découvrir.
«
Je ne voulais pas que tu me vois. »
Elle sentait sa main froide sur son cou gracile.
«
Je ne voulais pas que tu me regardes. Tes yeux m'ont toujours fasciné, toujours dégouté. »
Elle avait si mal aux yeux. Tout était noir. Si noir.
«
Mais tu savais, n’est-ce pas, Hannibal ? »
Elle ne pouvait pas bouger, les sangles mordaient ses poignets. Elle se souvenait de sa survie, de la fuite dans les latrines, de ses doigts tapant avec véhémence, hurlant de ne pas mourir.
«
Tu aurais dû ignorer. Tu as toujours ignoré. Je me suis toujours demandé pourquoi tu ne l’avais jamais remarqué. Quelle danse amusante. Tu semblais si succulente ; ce dessert à garder pour la fin. »
Elle s’empêchait de hurler, à quoi bon ? Il faisait noir et tout ce qu’elle sentait était son souffle chaud sur sa peau.
«
Ne me fais pas croire à cette fierté mal placée. On sait tous les deux que tu savais. Tu allais y passer, tu l’as vu, tu l’as compris, et tu as préféré ne pas savoir. Une complice inconsciente est une complice tout de même. Quel plaisir que de ne me savoir seul, Hanni... Quel plaisir de te garder pour la fin. »
Les larmes lui montaient aux yeux. Elle voulait bouger, elle voulait éviter cette lame glissant sur son épiderme, dans le creux de ses seins, pour mieux laisser les marques d’une douleur plus que physique sur ses épaules. Elle n’avait pas vu la violence, la manipulation si propre à sa mère chez lui. Elle n’avait jamais su… Ou elle avait voulu oublier. Il avait raison, elle était aussi monstrueuse que lui, monstrueuse de n’avoir rien fait en entendant les hurlements de ces femmes.
Il finit sur ces mots, il savait lui faire mal, les mots d’une mère impie : «
Sois-belle, et tais-toi. »
La porte s’ouvrit avec fracas, des lumières, une balle bien placée tandis qu’elle sentait une douleur trop vive dans son bas-ventre, le liquide chaud venant à foison s’extirper de ce qu’elle avait désormais perdu : la capacité d’enfanter.
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Hannibal se réveilla en fracas. Noire était sa vision, aussi noire que ses cauchemars. Elle sentait encore sa main sur son épaule, la douleur dans son bas-ventre. Elle se recroquevilla sur elle-même dans cet appartement canadien. Et elle hurla, elle hurla pour vivre, pour mourir, pour ne plus ressentir cette hantise.
Elle avait épousé un tueur en série, il s’en était pris à des femmes asiatiques en Norvège, les torturant pour mieux les mettre en scène. Un parfait spécimen de ce qu’elle étudiait avec fascination. Il avait fui pour les USA, envieux de la tuer elle, pièce maîtresse de sa toile de fond, raison qui l'avait poussé à s'en prendre à ces jeunes femmes lui ressemblant tant.
Évidemment, bien des familles la virent complice, et n’avaient-elles pas un tant soit peu raison ? Hannibal aurait pu ouvrir les yeux et voir ce qu’il était vraiment. Mais elle n’avait pas voulu, par peur du résultat : mourir trop tôt. La psychiatre ne contra guère le jury, elle ne chercha pas à se défendre. Les preuves étaient là : l’innocence. Mais la jeune femme perdit la vue, et plus que cela, sa réputation et dignité. Elle était faible, une victime avec une hache en main, participant de son inaction.
Fuir les problèmes, les rumeurs, les crachats, le jugement fût son idée. Ottawa son refuge tandis qu’elle avait demandé le divorce, son ex-mari en hôpital psychiatrique à. vie. Rares étaient ceux à la connaître ici. Elle garda néanmoins sa profession, aidant ci et là les cellules de police en besoin. Le travail pour ignorer son propre choc. Ses mains furent son outil de prédilection, touchant la peau, le pouls, le visage pour mieux comprendre les émotions. Son ouïe s’éveilla aux tremblements d’une voix, son odorat à l’humus de la peur et de la colère. Elle ne voulait plus de sa vision, par peur des monstruosités, des regards, du miroir, des chuchotements.
Sois belle, et tais-toi.