Georgia était vraiment heureuse d’être tombée sur une personne aussi intéressante et sympathique ce soir. Elle venait là après tout non seulement pour admirer la beauté des œuvres d’art et pour danser, mais aussi pour faire des rencontres et étoffer son carnet de relations. Elle ne cherchait pas particulièrement à rencontrer des gens importants, mais elle voulait avant tout rencontrer de nouvelles personnes et se faire des amis dans cette ville qui lui était encore pour beaucoup inconnue. Et Ezra n’était peut-être qu’une jeune étudiante, elle avait pour elle toute sa sympathie et sa gentillesse et Georgia aurait été heureuse d’en faire une amie. La jeune fille accepta bien volontiers de la prévenir si jamais elle exposait un jour et lui demanda juste de lui donner un moyen de la contacter.

« Oh oui, bien sûre, attendez… Mince j’ai laissé mon sac dans la salle où je me suis changée, euh, est-ce que vous avez un téléphone que je puisse vous donner mon numéro ? » Demanda-t-elle un peu gênée. Elle avait toujours des petits posts it et un stylo normalement sur elle, ça pouvait toujours servir, mais elle avait laissé son sac et ses affaires dans les vestiaires que la galerie avait improvisé pour les danseurs et elle n’avait pas de quoi lui noter son numéro de téléphone. Une fois une solution trouvée au problème, elle pu lui donner son numéro. Elles échangèrent ensuite à propos de leur préférences dans la peinture et Georgia lui avoua n’avoir que très peu d’expérience en la matière. Bien sûre, en tant qu’œil observateur, elle avait eu le plaisir de contempler de nombreuses œuvres, mais en tant qu’artiste, c’était une autre histoire. Ses quelques rares peintures avaient été au mieux un gâchis d’encre… Elle aimait dessiner mais elle n’avait vraiment pas le talent ni la patience d’apprendre ces choses là. Comme le souligna Ezra, elle travaillait déjà beaucoup et elle ne pouvait pas tout savoir faire.

« Oui, c’est sûr, la danse demande déjà beaucoup de travail et d’implication… comme tout art quand on veut faire les choses bien. » Répondit-elle. Elle lui apprit aussi qu’elle avait fait de la danse classique lorsqu’elle était jeune, apparemment sous l’impulsion de sa mère, mais qu’elle avait vite laissé tomber pour pouvoir rester chez elle et dessiner. Georgia sourit, s’imaginant une petite Ezra de même pas dix ans apprendre les pas de deux avant de se réfugier dans sa chambre pour créer à partir de rien. C’est vrai comparé à la danse le dessin était un art plutôt solitaire. Comme elle le souligna aussi lorsqu’elle parla de sa troupe de danse et Georgia hocha la tête.

« Oui, on passe vraiment beaucoup de temps ensemble, on passe notre temps en répétition et quand on ne répète pas on sort tous ensembles, c’est vrai que l’univers d’une troupe de danse est assez fusionnel… » Expliqua-t-elle. Ça l’avait surprise et étonnée au début, quand elle était arrivée dans la troupe, la rapidité, une fois les essais passés, à laquelle elle avait été intégrée dans la bande. Les autres l’avaient immédiatement adopté et elle s’était rapidement sentie chez elle. En même temps, Georgia était d’une caractère très facile et d’une nature si douce qu’il était facile de l’aimer. Elle avait toujours eu des facilités pour aller vers les autres et se faire des amis. Même si son enfance n’avait pas été toujours toute rose… Seule noire de sa petite école, elle s’était aussi heurtée au racisme ambiant de la société à plusieurs reprises… La conversation glissa sur leur familles respectives, alors que Georgia disait être très proche de ses parents adoptifs, elle ne cachait pas d’ailleurs qu’elle avait été adoptée, ce n’était pas un sujet délicat ou quoique ce soit pour elle, et Ezra lui répondit qu’elle était effectivement très proche de sa mère même si avec le temps elle s’était habituée à vivre loin d’elle.

« Vous êtes à Ottawa depuis combien de temps ? » L’interrogea-t-elle. Ça ne devait pas être tout frais, si elle avait déjà eu le temps de s’habituer un peu et si elle connaissait aussi bien la ville. Elle avait certainement du arriver pour ses études. Elle se demandait en quelle année elle était. Elle lui apprit aussi qu’elle faisait du baby-sitting, sans doute pour gagner de quoi payer son loyer.

« Oh, vous faites du baby-sitting ? Ça doit être intéressant de travailler avec les enfants, vous devez leur apprendre plein de choses ? » Demanda-t-elle. Elle avait déjà donné des cours de danse pour des enfants mais c’était plutôt des adolescents. Elle n’avait jamais travaillé avec de jeunes enfants. Elle avait toujours pu profiter de la sécurité financière de ses parents pour ne pas avoir à travailler au cours de ses études, à part pour les quelques cours de danse qu’elle avait pu donner. Et maintenant qu’elle était à Ottawa elle travaillait avec sa troupe et ses parents l’aidaient quand elle en avait besoin.

Elle s’était trouvée gênée, sans rien pour noter son numéro comme toutes ses affaires étaient restées en loge, heureusement Ezra avait son téléphone sur elle et après l’avoir déverrouillé le lui tendit pour qu’elle y inscrive son numéro. Georgia pianota rapidement sur le clavier tactile, notant les chiffres, et comme elle le suggéra, s’appela pour pouvoir récupérer le numéro d’Ezra. Elle sourit en rendant l’appareil à la jeune fille. Elle avait laissé penser qu’elle serait intéressée à l’idée d’être invitée à un de ses spectacles, elle hocha la tête à la proposition.

« Alors je t’invite pour me voir danser et tu m’invites quand tu exposes, ça me semble être un échange honnête. » Répondit-elle en souriant avec enthousiasme. Elle avait l’impression de s’être fait une nouvelle amie et elle était très heureuse d’avoir rencontrée Ezra ce soir. Même si elle avait la compagnie de danse, heureusement qu’elle avait ça d’ailleurs sinon elle ne connaîtrait personne ici, elle se sentait bien solitaire parfois. Elle n’était pas du tout quelqu’un qui appréciait rester seule, elle était d’un naturel amical et aimait vivre avec d’autres personnes. Même si des fois on aurait dit que les autres personnes n’aimaient pas tellement vivre avec elle… Si on devait en croire le naufrage que représentaient ses expériences amoureuses passées. A propos de la compagnie, leur conversation glissa sur ce sujet, comme elle l’interrogea sur sa troupe de danse, Georgia lui répondit qu’ils passaient effectivement beaucoup de temps ensemble, pendant les répétitions et même en dehors et qu’il était important qu’il y ait une bonne entente dans le groupe. Comme Ezra le supposa par la suite, c’était effectivement important que les danseurs soient bien les uns avec les autres pour que ça puisse se passer bien sur scène. Georgia hocha la tête.

« Oui, c’est important, on doit être quasiment fusionnel quand on danse… ou enfin en tout cas c’est le mieux… Et pour une compagnie c’est le mieux de bien s’entendre… » C’était vrai pour la danse comme pour le théâtre, même si elle en avait une moins grande expérience. Elle avait pratiqué les deux, dans sa jeunesse, et elle les appréciait tout autant, ou presque, mais disons que si elle ne pouvait pas concevoir sa vie sans la danse, elle ne pouvait pas concevoir non plus sa danse sans une part de théâtre. Elle supposait que le travail des arts plastiques devait être beaucoup plus solitaire. Elle interrogea Ezra sur ses études et sur le temps depuis lequel elle vivait à Ottawa, la jeune femme lui appris qu’elle était ici depuis deux ans. Même si elle précisa qu’elle était déjà venue en vacances ou en week-end. Même si Georgia avait beaucoup voyagé, elle devait admettre n’être qu’assez peu souvent venue à la capitale, ses derniers passages ici remontaient à son enfance. Elle avait toujours préféré les escapades dans la nature au tourisme urbain et n’avait que peu fréquenter les grandes villes du Canada, hormis bien sûre Edmonton sa ville d’adoption. La conversation changea, elles conversaient facilement, passant d’un sujet à l’autre, et à présent Georgia l’interrogeait sur sa pratique du baby-sitting, suggérant qu’avec son bagage artistique, elle devait apprendre pleins de choses aux petits bouts qu’elle gardait. Si apparemment il était un peu compliqué de leur proposer des activités artistiques en pleine période scolaire, elle profitait néanmoins des périodes de vacances pour leur faire faire des activités créatives et de fait leur transmettre des petits morceaux de sa passion. Elle trouvait intéressant la façon qu’avaient les enfants de produire de l’art, pointant le fait qu’ils avaient beaucoup moins de pudeur et de retenue que les adultes et se laissaient plus facilement emporter par leur imagination. Georgia pouvait à peu près voir ce qu’elle voulait dire, elle n’en avait pas fait exactement l’expérience comme le public avec lequel elle avait travaillé était adolescent et de nature un peu plus… retenu, que des jeunes enfants, mais elle pouvait voir ce qu’elle disait. Et puis, à cet âge, c’était important de faire travailler leur imaginaire. Ezra trouvait aussi intéressant le fait que travailler avec des jeunes enfants lui apportait une autre vision de l’art, moins enfermée dans les carcans et les dogmes imposés par les milieux intellectuels et artistiques dans lesquels elles baignaient. Ils se laissaient tout simplement porter et dans l’art se laisser porter par son imaginaire c’était une des plus belles choses. Bien sûre, la technique était importante, que ce soit en art plastique, en danse ou en théâtre, mais l’imaginaire était aussi une donnée essentielle… Que bien des vieux universitaires semblaient avoir oublié tant ils étaient empêtrés et engoncés dans leur considérations qui relevaient plus de la philosophie que de l’art.

« J’imagine oui, ils pensent et agissent différemment de ce dont on a l’habitude, en tout cas dans nos métiers, ils sont plus spontanés et ouverts… plus naturels aussi… » Répondit-elle en hochant la tête. Une femme posa une main sur son épaule et elle se retourna. C’était une des membres de la troupe de danse.

« Oh, Ezra, je te présente Mona, une des danseuses de la troupe, Mona c’est Ezra, c’est une jeune peintre, mais pleine de talent. » Dit-elle en souriant, faisant des gestes de l’une à l’autre tandis qu’elle les présentait.

« Bonjour, je venais juste dire à Georgia qu’on allait bientôt reprendre. » Avertit la jeune femme tout en saluant Ezra.

« Oh, j’arrive tout de suite, je vais devoir t’abandonner un moment pour aller danser, c’était un plaisir de faire ta connaissance et si tu veux continuer à parler après, il n’y a aucun souci, je serais dans les environs. » Lui dit-elle, elle désigna d’une main la petite scène improvisée pour les danseurs au milieu du hall d’exposition. La troupe avait déjà commencé à se réunir autour…  

Ezra poursuivait sa petite enquête, questionnant Georgia qui lui répondait bien volontiers. Elle avait connue des questions bien plus curieuses et surtout bien plus mal amenées. Des questions souvent mal habiles avec un fond qui avait tendance à la rendre un peu nauséeuse quand elle était mêlée à ce genre de conversations. Mais, la curiosité d’Ezra n’était rien de cela, ses questions répondaient aux siennes et leur conversation semblait ainsi naturellement progresser, d’interrogations en interrogations. Il faut dire, Ezra paraissait être quelqu’un de tout à fait fascinant, Georgia trouvait qu’être passionnée de la sorte était une chose formidable et il était toujours très enrichissant de discuter avec des personnes comme elle. Elle était intéressante, pertinente, curieuse, gentille, elle avait tout pour que Georgia veulent s’en faire une amie. Alors, quand elle l’interrogea sur la danse et ses pratiques, c’est tout naturellement qu’elle lui répondit :

« J’ai une formation de danse classique, mais je m’en suis un peu éloignée, je pratique un peu de tout, du moderne jazz, du hip hop, mais ce que je préfère c’est la danse contemporaine et les choses disons un peu… expérimentales. » Cette soirée était dédiée au mélange des genres, ici et là se côtoyaient réalisme et abstrait, et de même que à travers les toiles, ce mélange était aussi perceptible dans la danse qui se faisait un temps folle et sauvage, puis mesurée et envolée. La classique côtoyait le jazz et le hip hop se faisait expérimental. Depuis sa rencontre il y a des années de cela avec la troupe du Tanztheater Wuppertal elle avait développée une affection très particulière pour les genres expérimentaux, pour ces pratiques d’un ordre nouveau, qui semblaient briller par une fraîcheur et une originalité que l’on retrouvait peu dans le lyrisme, les envolées et les pas calculés des autres styles plus communs. En véritable amoureuse de la danse, elle aimait bien sûre toutes les danses et leur aspects, quelles soient de salon, un langoureux tango, un rock effréné, un pas de deux, ou un déhanchement sauvage. Ce qui était aussi beau dans la danse, c’est que malgré tout le travail immense de ses chorégraphes, elle n’avait pas tout le temps besoin d’être calculée, un pas au hasard, un geste furieux ou désespéré, pouvait transmettre autant d’émotion qu’une parade calculée.  Bien sûre, même si le travail de base se construisait à partir parfois d’expérimentations et d’improvisations, il finissait souvent, si ce n’est tout le temps, par se fixer dans un exercice chorégraphique. Mais, elle avouait apprécier la fraîcheur de ces débuts, comme des émois fragiles d’adolescents, s’élevant tel un soleil furieux dans un ciel sans limite. La conversation se poursuivit et Ezra lui parla de ses expériences en tant que baby-sitter, et comment le travail avec les enfants avait pu enrichir son regard sur l’art et sur sa propre pratique. Les enfants avaient un regard et des façons de faire plus libres, ils étaient moins dirigés par les règles et les codes, la technique qui leur étaient imposés par la suite. Ezra se disait plutôt fatiguée par le rabâchage de tous ces discours artistiques, par ces consignes et ces règles qui frisaient parfois l’absurde.

« Ouais, je vois ce que tu veux dire, en classique il faut toujours danser selon telle ou telle technique, il faut coller au plus près du travail du chorégraphe original, même si c’est un vieux mec mort y a plus de 100 ans, je veux dire j’ai beaucoup de respect pour Marius Petipa, mais il n’y a aucune originalité, aucune création à reproduire les mêmes choses pendant des décennies… C’est aussi pour ça que je veux me diriger vers le travail de chorégraphe plus que de danseuse, j’aime créer et inventer mes propres pas, mais je n’ai pas encore ni l’expérience ni la maturité nécessaire pour travailler comme chorégraphe. » Confia-t-elle. C’était son plus grand rêve, celui pour lequel elle se battait, même si elle n’osait à peine croire qu’elle pourrait y arriver un jour. Elle se sentait déjà tellement chanceuse de pouvoir vivre à peu près de la danse, c’était une telle chance de pouvoir vivre de sa passion. Elle se sentait privilégiée pour cela, elle avait vraiment beaucoup de chance de réussir à plutôt bien s’en sortir. Mais au-delà de la chance, elle savait et n’avait pas à rougir de le dire, qu’elle était aussi très talentueuse. C’était peut-être une marque d’orgueil de le reconnaître mais Georgia était véritablement une excellente danseuse, et puis, il fallait aussi savoir se faire confiance et croire en ses qualités ! Il y avait une différence entre la prétention et une bonne estime de soi. Elles furent interrompue par l’arrivée d’une autre danseuse, Mona, que Georgia présenta à Ezra, Mona était venue l’avertir qu’elle était attendue et qu’ils allaient bientôt reprendre le spectacle. Elle hocha la tête, s’excusant auprès d’Ezra, promettant de reprendre leur conversation juste après, cette dernière leur souhaita bonne chance et lui dit qu’elle saurait la retrouver, puis elle s’éclipsa en direction de la scène. Elle rejoignit les autres danseurs, prenant sa place sur la scène où elle resta immobile, le temps que tout se mette en place et que le spectacle puisse commencer. Les spectateurs, attirés par le mouvement, se rassemblèrent progressivement autour de la petite scène improvisée. Puis, la musique commença. Au début, elle était lente et mélancolique et leur mouvements étaient pareils à la musique. Des gestes lents et précis, gracieux et emplis de douceur. La musique évoquait la tristesse et aussi une certaine forme de tendresse. Les danseurs dansaient tous en harmonie, avec seulement parfois, quelques gestes qui différaient, c’était ce qu’on appelait le contrepoint, introduire des variations dans un mouvement d’ensemble. Georgia était dans sa bulle, juste à peine consciente des mouvements autour d’elle, afin de rester caler sur les pas des autres danseurs, mais elle était plongée, profondément imprégnée dans le mouvement et la danse. La musique, progressivement changea, jusqu’à se transformer en un staccato furieux, toujours en notes mineures, leur mouvements suivaient la musique, s’accélérant dans une danse qui évoquait la sauvagerie et l’animalisme. Le mouvement devenait presque erratique, furieux, pourtant tout semblait parfaitement millimétré, il n’y avait aucune erreur, aucun pas de moins ou de trop. Puis, éclatant comme une bulle, la musique à nouveau se calma, reprenant un rythme lent et doux, lancinant comme une vieille chanson, que l’on répète encore et encore, puis lentement, elle se tût presque, ses dernières notes résonnant dans le silence, en même temps que leur pas avant qu’ils ne s’immobilisent.