Si j'avais cru aux signes du destin, j'aurais quitté l'Angleterre bien plus tôt pour m'installer ici. D'abord, évidement, il y avait ma famille. Enfin, une grande partie de ma famille puisque ma mère était enfant unique et que je n'avais donc que peu de parenté réelle en Angleterre à part mes grands parents. Il y avait ensuite le Book'in Bar que je rêvais de reprendre avec ma cousine depuis l'enfance. Et, enfin, il y avait Ellen et William qui s'étaient installé ici il y a un bon moment. J'étais plus proche d'Ellen qui avait été ma baby-sitter pendant de longues années avant de devenir une amie mais j'adorais leur rendre visite quand j'étais à Ottawa. Ils étaient tellement mignons tous les deux, tellement gentils !  

Inutile de dire que j'avais été très choquée par le décès d'Ellen trois ans plus tôt. J'avais traversé l'océan sans hésiter pour me rendre aux funérailles, faisant de mon mieux pour être présente pour William. Après tout, même si nous étions un peu moins proches, j'avais appris à la connaître et je devais bien ça à mon amie, elle aurait voulu que je veille un peu sur lui, que je m'assure qu'il ne baisse pas les bras. Ellen était la gentillesse incarnée, une femme merveilleuse que j'admirais beaucoup et qui me manquait encore aujourd'hui. J'aurais tout donné pour qu'elle soit encore là, pour lui parler de ma situation... Elle était un peu la grande sœur que je n'avais pas eu, celle à qui j'aurais pu en parler un peu plus car, justement, elle n'était pas tout à fait de la famille.

Trois ans donc. Trois années durant lesquelles j'avais tenté de lui rendre visite à chacun de mes passages, pendant lesquelles j'avais gardé le contact. Mais je ne pouvais pas m'imposer davantage, distance ou non. Je l'avais vu sombrer de loin, séparés par un océan, incapable de faire mieux. Si je ressentais de la culpabilité ? Le mot était faible... Je m'en voulais atrocement de ne pas avoir pu faire mieux, de ne pas avoir été là... Mais William avait sa vie, je n'étais que l'amie d'Ellen au fond. Il semblait m'apprécier mais je ne voulais pas aller trop loin, le mettre mal à l'aise. Il acceptait néanmoins ma présence et nous passion de très bons moments même s'il était évident qu'il n'était plus que l'ombre de lui-même...

Depuis que je m'étais installée l'année dernière, j'avais tenté de rattraper un peu le temps perdu et nous nous étions pas mal rapprochés. Il restait pourtant émotionnellement distant, plus sombre que je ne l'avais connu, plus secret... J'aurais tout donné pour arriver à percer sa carapace, pour l'aider à renaître de ses cendres comme je tentais de renaître des miennes. J'aurais aimé lui présenter quelqu'un, lui redonner le sourire, l'aider à tourner la page. Mais comment faire quand on sait à peine comment le faire pour soi-même ? Alors je faisais de mon mieux, l'invitant souvent, allant au cinéma avec lui, au restaurant, en balade. Lui changer les idées, nous amuser. Il n'y avait pas le moindre sous-entendu entre nous, pas la moindre ambiguïté, juste une amitié sincère qui s'était renforcée avec le temps et le deuil.

Ce soir était un bel exemple de notre relation : Après le travail, j'étais passée à la pâtisserie que j'affectionnais tant et avec qui nous allions à présent travailler, j'avais acheté plusieurs gâteaux puis j'avais pris la direction de son studio d'animation. William travaillait beaucoup lui aussi, beaucoup trop. Sans grande surprise, on m'annonça qu'il était encore là. J'offris une partie des gâteaux aux personnes présentes, discutant un peu avec ceux que je commençais à connaître, puis je frappais à la porte de son bureau. Le faire sortir un peu, lui changer les idées, l'aider à oublier... Ellen aurait voulu le voir heureux, en bonne santé... Si seulement je pouvais faire mieux ! Mais c'était un début et je ne comptais pas lâcher l'affaire.

« Coucou ! » Lançais-je, passant discrètement ma tête dans l'embrasure. « J'espère que je ne t'embête pas... » Ajoutais-je en me glissant à l'intérieur du bureau telle une petite souris. « Je passais par là et je me suis dis que quelques gâteaux pourraient vous faire plaisir. » Expliquais-je, lui tendant la boîte bien vidée mais où il lui restait de quoi faire. « J'ai fait de mon mieux pour t'en sauver quelques uns. » Souriais-je avec un petit haussement d'épaules, déposant la boîte devant lui. « Et j'ai vu qu'il y avait un nouveau restaurant Cambodgien dans le quartier. Ça te tente de le tester ? »

Proposais-je avec mon enthousiasme habituel et un petit sourire presque enfantin. Je ne voulais pas m'imposer, jamais. Pas plus que je ne me forçais à passer ces moments avec lui. William était une personne formidable avec qui j'aimais passer du temps même s'il n'était plus tout à fait l'homme que j'avais connu. Et qui sait, peut-être que j'arriverais à contribuer un peu à son retour à la normale ? En tous cas je l'espérais, il méritait d'être heureux, sincèrement.

Je n'aimais vraiment pas le voir aussi morose et avoir cette horrible impression de ne rien pouvoir y faire. C'était pourtant la vérité... Que pouvais-je faire avec mes petits bras ? Je pouvais bien tenter de le tirer vers le haut, tenter de le tenir de toute mes forces au dessus du gouffre mais... Mais je ne faisais pas le poids. Au fond je savais ce qui pouvait le sauver et je savais que ce n'était pas moi, tout comme je savais qu'il lui faudrait du temps pour l'accepter: il devait rencontrer quelqu'un d'autre, tourner la page, revivre. J'étais dans le même cas que lui d'ailleurs, juste à une échelle différente j'imagine.

« Mince, voilà donc que mon plan diabolique a échoué ! » Le taquinais-je alors qu'il affirmait que je ne le dérangeais jamais. J'entrais alors dans son bureau, ma boîte bien vidée par ses collègues en main. « Je sais comment te parler depuis le temps. » Affirmais-je avec un grand sourire que j'espérais communicatif tout en m'installant sur la chaise en face de lui. « Visiblement ils ont fait de sacrés travaux pour effacer les vestiges du chinois qui était là avant. » Expliquais-je, ayant été assez curieuse pour coller mon nez à la vitrine à presque tous mes passages devant pensant la fermeture. « J'espère d'ailleurs que ce sera aussi bon ! »

Un vrai ventre sur pattes... J'étais désespérante ! Mais j'aimais tout, c'était l'avantage. Quoi qu'il en soit, heureuse qu'il approuve ma proposition, je me relevais d'un bon, acceptant avec grand plaisir son bisou que j'étais même venue quémander en me mettant sur la pointe des pieds. Il faut dire qu'entre mon mètre soixante deux et sont mètre quatre-vingt huit, nous avions une belle marge ! Puis c'était la tradition et c'était important. Je le voyais même comme un signe à présent : si j'avais mon bisou, il allait encore à peu près bien. S'il l'oubliait ? J'appelais les pompiers sur le champ ! Par chance je n'avais jamais eu à en arriver là pour le moment.

« Ça va ! Mais je suis heureuse que la journée soit terminée car je dois admettre que le nouveau rythme est épuisant ! Enfin, c'est bon signe ! »

Répondis-je avec mon enthousiasme habituel. Nous avions réouvert le Book'in Bar depuis peu après quelques travaux et le passage en mode librairie dont nous avions tant rêvé. Beaucoup de travail donc et, surtout, beaucoup plus de choses à faire dans la boutique. D'où mon accord avec la pâtisserie pour obtenir leur aide d'ailleurs ! Ce n'était pas de trop... Mais j'étais aux anges, ne comptant pas mes heures tant que je pouvais quand même passer au cabinet vétérinaire que je dépannais plusieurs fois par semaine. Une vraie ministre !

« Et toi ? Tu as l'air un peu... Fatigué... Dois-je m'inquiéter et t'imposer ma présence plus que d'habitude ? »

Il savait que j'étais capable de tout annuler pour passer du temps avec lui. Il était comme un grand frère pour moi, quelqu'un de trop important pour que je le laisse tomber. Il méritait tellement mieux que cette tristesse, tellement mieux que ce malheur ! À défaut de pouvoir le sauver, je voulais au moins illuminer un peu son chemin vers la sortie. Être une petit fée clochette sur son épaule, prête à lui donner des coups de baguette magique s'il venait à sombrer. Une casse pied donc, rôle qui m'allait à merveille ! Attrapant son bras, je lui donnais un petit coup de coude comme pour lui prouver que je plaisanter. Mon inquiétude était pourtant sincère, ce qu'il savait tout aussi bien que le reste.

« En tous cas je suis heureuse de passer cette soirée avec toi, ça faisait longtemps. »

Même si nous nous voyons assez souvent, mon emploi du temps et le sien ne coïncidaient pas toujours et je ne voulais pas l'accabler non plus. Nous étions certes plus proches mais mon but n'était pas de le dégoûter de moi. Je voulais l'aider, pas le pousser au suicide !

« Oh que oui ! »

Affirmais-je avec un enthousiasme non feint, m'imaginant volontiers manger Cambodgien plus souvent. Ce n'était pas une nourriture si fréquente et le restaurant était idéalement placé pour nos soirée alors, s'ils étaient bons ils allaient réellement nous voir souvent ! Tout comme le restaurant Chinois qui avait précédé d'ailleurs.

« J'espère que tu as toute la soirée parce que je n'ai pas fini de te casser les oreilles ! »

L'avertis-je, mes yeux pétillants de malice. J'aimais parler... Un peu trop même peut-être. Une grande bavarde débordant d'enthousiasme ! Et c'était encore pire quand je parlais de chose que j'aimais à des gens que j'aimais. Autant dire donc que William risquait de subir un peu cette soirée... Quoi que j'étais toujours attentive aux autres, surtout envers lui que je savais aussi émotionnellement abimé que moi. Je ne voulais pas l'ennuyer ou lui lancer trop de mon bonheur à la figure, je ne voulais que son bien et le voir sourire un peu. Il méritait tellement mieux !

Son explication soudain si sombre ne fit d'ailleurs que me prouver à quel point je devais faire attention ce soir. Le pauvre... Perdre Ellen avait été très difficile pour moi mais pour lui ? Je ne pouvais pas imaginer sa douleur, ne pouvant qu'être un petit placébo pour faciliter un peu son deuil. J'aurais aimé faire plus, trouver les mots justes... Hors je savais que c'était impossible. Chacun traverse ça comme il peut, j'étais bien placée pour le savoir. Alors, silencieuse, j'avais attrapé son bras et l'avais serré contre moi, lui lançant un regard compatissant et tendre. Être là, c'est tout ce que je pouvais faire.

« C'est sûr que c'est quand même un peu plus fun ! Mais il n'y a rien de tel qu'un bon épisode de The Real Housewives of Toronto devant un plat vite-fait pour se changer les idées ! »

Riais-je de bon cœur alors que nous étions déjà pratiquement arrivés. Je n'étais pas très télé-poubelle en général mais, parfois, je me perdais sur cette émission pourtant peu intellectuelle... Elle comme d'autres telles que Love Island ou stupidités similaires. C'était bien de décrocher, de débrancher les neurones et de juste... Admirer la médiocrité humaine en relativisant sur notre propre sort. Je n'en étais pas très fière mais personne n'est parfait n'est ce pas ?

« Oh gosh ! » M'exclamais-je soudain alors que nous avions atteint l'entrée du restaurant. « Plus un pour l'odeur déjà ! »

Lançais-je trépignant presque, impatiente d'en découvrir d'avantage. La décoration à l'intérieur était sobre mais chaleureuse. Des meubles en bois assez foncés, des murs clairs sur lesquels de belles fleurs étaient peintes. Et cette odeur ! Mon estomac en grondait d'avance de plaisir et l'accueil fut tout aussi chaleureux que l'atmosphère, énorme plus un dans mon petit cœur qui aimait déjà tout. J'étais comme ça, j'aimais tout et tout le monde... Peut-être un peu trop naïve parfois mais c'était plus fort que moi.

« Ils ont effectivement bien transformé les lieux ! » M'émerveillais-je une fois que nous fûmes installés, mes yeux ne sachant pas où se poser. « En tous cas, j'adore déjà ! » Lançais-je, attrapant le menu avec un immense sourire. « Et si nous commencions par un petit cocktail ? » Proposais-je, le nez déjà enfoui dans le menu. « Leur mocktail maison a l'air sympa ! Pour le reste... Il y a tellement de choix ! »

Soupirais-je, relevant un regard faussement désespéré vers mon ami. Me connaissant, j'allais faire comme toujours : prendre au hasard pour laisser le destin me surprendre ou demander conseil au serveur. C'est l'avantage d'aimer tout ce qui se mange ! Puis je suis très curieuse de nature... Un peu trop là aussi sans doute... Loin d'être parfaite mais je l'assume totalement !

Je trouvais cela terrifiant de se sentir aussi impuissants. La mort ne fait pas de cadeau, pas plus à la personne qu'elle emporte qu'à son entourage et nous étions tous deux des dégâts collatéraux. La mort de mon amie m'avait énormément troublé mais le pire restait encore de voir William en proie à autant de douleur contre lesquelles je ne pouvais rien faire et que même le temps ne semblait pas pouvoir effacer. Allions nous oublier un jour ? Avoir moins mal en pensant à elle ? J'avais perdu une grand sœur en quelque sorte, lui avait perdu sa lumière... Nous tenir compagnie semblait être la chose la plus efficace à faire et c'était agréable même si ça me rappelait trop souvent que je ne pouvais rien faire de plus.

Quoi qu'il en soit mon enthousiasme était sincère, tout comme le plaisir que je prenais à passer ces soirées avec lui. William était de bonne compagnie, il était un homme doux et intelligent avec qui j'avais toujours aimé parler. Nous avions beaucoup de goûts communs et le voir sourire de mes bêtises me réchauffait le cœur. C'était mieux que rien non ? Je suis sûre qu'elle aurait été heureuse de nous voir ensemble, de nous voir tenter de lutter ainsi contre la morosité. Elle ne voulait que son bonheur, pourquoi la mort l'aurait-elle changé ? Alors je m'attelais à lui redonner le sourire en mémoire de mon amie et parce que mon amitié avec le jeune homme était réelle. N'est ce pas ce que les amis font ? Être présents même dans la plus effrayante des obscurité ? À défaut d'être sa lumière, j'étais la petite voix qui tentait de le guider hors de ce gouffre.

« Ça c'est parce que tu es trop gentil ! »

Le taquinais-je avec un regard qui se voulait accusateur mais que mon immense sourire dé-crédibilisait sans mal. J'aimais parler en règle générale, réelle pipelette increvable, mais quand c'était de mes passions ? Alors là il valait mieux avoir le cœur bien accroché ! Heureusement que Will avait l'habitude et il était effectivement bien trop gentil est patient avec moi... Toujours à l'écoute, toujours de bons conseils quand j'avais des doutes. Je lui devais beaucoup au fond et j'espérais arriver à lui rendre la pareille à mon échelle. Je faisais de mon mieux en tous cas.

« Attends-toi à un grand moment de télévision ! » Riais-je alors qu'il notait mentalement cette émission idiote que je regardais parfois quand je n'avais pas le moral. « Oh je suis sûre que ça va te donner plein d'idées ! »

Ajoutais-je toujours avec un léger rire dans la voix même si je n'en doutais pas. Il était brillant, capable de trouver des idées même dans les endroits les plus improbables. J'adorais d'ailleurs ses projets, réelle fangirl qui ne s'en cachait pas. Son talent n'avait pas de limite et j'adorais l'écouter parler de son travail pendant des heures. Tout comme j'aimais assister à la création, chanceuse que j'étais d'avoir accès aux coulisses de la magie dont je ne me privais pas non plus.

L'odeur délicieuse à l'entrée du restaurant sembla nous faire accélérer le pas et nous fûmes rapidement installés, l'estomac jouant une fanfare pour ma part et des étoiles plein les yeux. La décoration était en effet très soignée, jusqu'à l'apparence du menu et les odeurs annonçaient que le goût serait au rendez-vous aussi dans nos assiettes. J'étais impatiente même si choisir allait être compliqué en vue du fait que j'aimais absolument tout ce qui était comestible sur cette planète. À part les insectes peut-être ? Quoi que je n'avais pas goûté alors qui sait ?

« Oui ! Et ça n'a pas dû être simple de se débarrasser de la déco précédente ! » Notais-je, ancienne habituée du restaurant précédent qui n'avait laissé aucune trace ici. « Humm... » Lançais-je face à son choix, mon regard perdu dans le menu et une main songeuse placée sous mon menton dans une moue concentrée. « C'est vrai que ça a l'air bien bon... » Continuais-je en tapotant à présent du doigt sur ma bouche. « Oh ! Je vais prendre le poisson Amok en feuilles de bananier tiens ! Ça doit être joli en plus d'être bon ! »

M'exclamais-je presque, un peu trop enthousiaste alors que ce n'était "que" de la nourriture. Quoi que ce n'était jamais "que" de la nourriture à mes yeux, religion oblige ! Chose que William savait aussi alors il ne serait ni choqué ni surpris par mon attitude presque enfantine à l'idée de manger quelque chose de nouveau. Au fond, je n'étais pas sortable ! Une chance qu'il soit réellement trop gentil et patient avec moi ! Mon choix fait, je repose donc le menu avec un immense sourire puis replonge mon regard dans le sien, coupée dans mon élan par le serveur à qui nous donnons donc notre commande.

« Wow ! Et rapides en plus ! Je sens que nous allons nous régaler ! » Souriais-je, impressionnée par la réactivité du service. « Bon, avant que je ne me lance dans mes aventures jusqu'à demain matin... Tu travailles sur quoi en ce moment ? Tu sais que je veux tooooouuuuut savoir ! Je suis tellement impatiente de découvrir ta prochaine création ! »

Même enthousiasme, même sincérité. Il savait aussi que j'admirais son travail, tout comme il savait que j'allais sûrement blablater pendant des heures concernant le mien s'il me lançait... Nous avions beaucoup de belles choses en cours de préparation, beaucoup d'idées et de projets qui me rendait folle de joie bien qu'épuisée physiquement. Pas facile tous les jours d'avoir de telles idées ! Heureusement, nous étions des battantes ma cousine et moi, guidées par la même passion. Un bon duo dont j'étais fière. Mais William d'abord, je lui devais bien ça et je voulais réellement en savoir plus sur ses projets à lui.